Quel rôle pour les jumeaux numériques pour la recherche en biologie
Quel rôle pour les jumeaux numériques dans la recherche en biologie
Les jumeaux numériques révolutionnent de nombreux secteurs, de la santé à l'industrie, le bâtiment ou l’aéronautique. Ils offrent des possibilités infinies et stimulent l’émergence de nouveaux projets R&D, mais soulèvent aussi des questions cruciales. Le Professeur Louis Casteilla, de l’Institut Restore (Université de Toulouse, CNRS, INSERM), travaille sur un projet de jumeau numérique permettant d’étudier la réparation tissulaire consécutive à une plaie, nous éclaire sur les enjeux de cette technologie.
Depuis quand travaillez-vous sur les jumeaux numériques ?
Avant tout, mon équipe travaille depuis 15 ans sur la réparation tissulaire avec des mathématiciens, en essayant de modéliser le processus biologique conduisant à la réparation d’une lésion. De mon côté, mon intérêt pour les jumeaux numériques s'est précisé au travers d’un projet professionnel centré sur le vieillissement et la dépendance qui m’a amené à appréhender l'importance de la prévention et de l'anticipation. Une rencontre avec des spécialistes de l’aéronautique a été un déclic, car ils sont confrontés au concept de maintenance préventive des avions en utilisant des jumeaux numériques pour éviter les pannes coûteuses. Notre inspiration a été d’appliquer cette approche à la médecine.
Vous avez développé votre propre modèle ?
Nous avons créé un modèle biomécanique de réparation tissulaire (ci-dessous) avec pour objectif d’identifier les mécanismes et les paramètres clefs de la régénération. En faisant varier tous les paramètres de notre modèle qui mime les mécanismes mis en jeu après une plaie (taille, cinétique, inflammation, interactions, etc.), il est possible de définir les conséquences de ces variations sur le résultat final de la réparation, et ainsi de prédire les bons paramètres en fonction du résultat souhaité. Nous sommes dans un modèle généraliste qui peut servir de manière beaucoup plus générale. L’étape suivante sera d’établir un jumeau numérique individualisé, spécifique à chaque situation.
Peut-on imaginer que chaque individu disposera bientôt de son propre jumeau numérique thérapeutique ?
Théoriquement, c’est possible. Un tel outil peut être formidablement puissant pour suivre un patient, adapter les thérapies et anticiper l’évolution d’une maladie. Mais il pose inévitablement et obligatoirement des questions éthiques : de plus en plus de données sur la santé sont collectées via les objets connectés, comme le poids, la fréquence cardiaque, la température, etc. Autant de données qui, mises bout à bout, peuvent permettre d’anticiper bien des évolutions sur un individu, sans qu’il en ait conscience.
Les jumeaux numériques vont précipiter la fin de l’expérimentation in vitro ou in vivo ?
Création d’un jumeau numérique d’une lésion tissulaire afin d’étudier sa réparation, son évolution et d’anticiper/adapter une thérapie.Dans un futur lointain, probablement. On peut prendre comme exemple ce qui s’est passé pour la physique nucléaire : on ne fait plus exploser des bombes, mais on continue de faire des recherches très poussées sur l’atome. On peut imaginer que les jumeaux numériques du futur seront suffisamment sophistiqués pour limiter l’expérimentation traditionnelle. Comme il est possible de dissocier les variables dans un modèle mathématique alors qu’elles sont étroitement associées en biologie, on peut concevoir des expériences que l’on ne peut pas faire expérimentalement.
La perspective pourrait être similaire pour l’in vivo. notre modèle nous a permis de tester un grand nombre de possibilités in silico avant de valider notre hypothèse sur la régénération tissulaire. On peut grandement réduire les expérimentations sur l’animal grâce à la puissance et la fiabilité de jumeaux numériques. Les manipulations in silico sont autant d’expérimentations que l’on n’a pas à faire sur l’animal.
Les jumeaux numériques ouvrent-ils de nouvelles voies exploratoires ?
Ils permettent de faire des expérimentations qui n’auraient jamais pu être faites in vitro comme in vivo. Un autre avantage est d’accumuler de très nombreuses données à partir des simulations, et de les étudier par des approches de machine learning, ce qui permet de déterminer quels sont les paramètres les plus importants de manière très efficace, mais aussi de révéler les interactions et la nature des interactions. Dans le domaine biomédical, les jumeaux numériques initient une nouvelle puissance dont on a du mal à mesurer les effets. Je n’ai jamais connu une aussi forte mutation et je suis persuadé que cela va au-delà la révolution apportée par la biologie moléculaire, car cette modélisation et les nouvelles approches numériques sont très bien adaptées à l’approche des systèmes complexes associée au concept d’émergence et devraient mener à réconcilier l’ensemble des sciences au-delà de la biologie.
Pour autant, l’engouement pour l’IA ou les jumeaux numériques n’est-il pas trop risqué ?
C’est effectivement un danger. Dans un premier temps, il permet de trouver des financements très importants sur des objets voués à l’échec étant données les contraintes de temps. Dans un deuxième temps, la déception associée à cette précipitation et à l’absence de résultats majeurs dans les délais attendus ne permet pas d’explorer un modèle correctement. C’est ce qui commence à arriver pour certains investissements privés dans le champ de l’IA en santé. Par ailleurs, il faut être extrêmement rigoureux et le jumeau numérique nécessite une foule de compétences qu’un seul individu ne peut pas avoir. Le biologiste ou personnel de santé ne verra pas un problème informatique et vice-versa. C’est une pluridisciplinarité à tous les niveaux : conception, évaluation, contrôle et réflexion. Je dirais même qu’il faudrait ajouter les sciences humaines, car les implications éthiques et sociétales sont telles qu’il faut faire avancer la réflexion en même temps que les outils.
Les jumeaux numériques auraient un rôle en cas de pandémie, notamment sur le plan biologique ?
Complètement. Un jumeau numérique populationnel servirait à modéliser le comportement d’une population ou d’une société et permettrait de faire de la prévention par rapport aux déplacements des masses. On peut mimer différents scénarios et les alimenter en temps réels, adapter la politique de santé publique. Dans l'absolu sur le plan biologique, un jumeau numérique individuel serait alimenté par des données fournies par un bracelet qu’un patient porterait au poignet. En mesurant des paramètres spécifiques, il pourrait donner l’alerte sur l’évolution de la santé de chaque individu. Les questions majeures posées sont nombreuses, par exemple et sans être exhaustif : comment éviter les dérives et « mauvaises utilisations » ? Qui est propriétaire des données ? Comment garantir la fiabilité et transparence du système ? Comment accompagner/gérer l’alerte ? Autant de questions auxquelles il est obligatoire de réfléchir, car nous avons déjà emprunté ce chemin !
Propos recueillis par Frédéric Delarue