Bruno Le Maire : Digitalisation, IA, robotisation, les clés pour une industrie française souveraine
Bruno Le Maire : Digitalisation, IA, robotisation, les clés pour une industrie française souveraine
De la crise sanitaire au déploiement de France 2030, Bruno Le Maire aura piloté pendant sept ans la politique économique et industrielle française. Dans cet entretien exclusif pour Twin+, l’ancien ministre revient sur la réindustrialisation, le rôle stratégique de l’IA, de la robotisation et des jumeaux numériques dans la montée en puissance de l’industrie 4.0, et l’importance de garantir la souveraineté technologique et énergétique de la France.
Ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique jusqu’en septembre 2024, Bruno Le Maire a occupé un rôle central dans la transformation et le soutien de l’industrie française. Sous sa responsabilité ont été lancés ou amplifiés des programmes structurants : Plan Industrie du Futur, loi PACTE pour libérer l’investissement et l’innovation, France Relance face à la crise sanitaire, puis France 2030 pour accélérer la réindustrialisation, la transition énergétique et le leadership technologique du pays. Ces politiques ont visé à renforcer la compétitivité industrielle, encourager l’innovation — notamment autour de l’IA, de la robotisation et des jumeaux numériques — et affirmer la souveraineté économique et technologique de la France dans un contexte de crises successives.
Pourquoi, dans une stratégie de résilience et de croissance de l’industrie, est-il essentiel de ne pas négliger sa digitalisation?
Avant tout, il est nécessaire de savoir ce que nous voulons être comme nation. Souhaitons-nous rester une nation de consommateurs ou redevenir une grande nation de production ? Dans ce second cas, il faut relancer la production industrielle en France, comme nous nous y sommes employés pendant sept ans : simplifier l’environnement administratif pour encourager l’investissement industriel, garantir une attractivité fiscale — et je regrette que l’on prenne aujourd’hui une direction différente — et former des ingénieurs, des ouvriers, des techniciens de maintenance qui permettront de réindustrialiser le pays. Cela implique également de faire des choix stratégiques, c’est-à-dire identifier les secteurs où nous pouvons être compétitifs. Tout ce qui touche à l’industrie verte et à la décarbonation constitue des domaines où la France peut pleinement réussir au XXIᵉ siècle.
Mais aucun de ces choix industriels ne peut aboutir sans une digitalisation accélérée, sans un déploiement rapide de l’intelligence artificielle, des jumeaux numériques et de la robotisation. Ne refaisons pas l’erreur commise il y a trente ou quarante ans, lorsque l’on pensait que la robotisation allait détruire des emplois et qu’il fallait la freiner. Dans certains secteurs, comme l’automobile, certaines tâches doivent être robotisées. Le développement des robots humanoïdes, associé à l’IA, sera précieux pour de nombreuses activités industrielles. C’est en prenant la tête de cette révolution technologique que la France reprendra sa place parmi les grandes nations industrielles.
Comment faire la part des choses entre les craintes liées à l’IA, l’automatisation et les jumeaux numériques, et les bénéfices en termes de compétences, d’efficacité et de souveraineté industrielle?
© Global Industrie 2018 - Franck FouchaLes robots et les humanoïdes ne remplaceront pas les salariés et toutes leurs compétences. Prenons l’exemple de l’automobile : les véhicules électriques nécessitent des câblages très complexes sous les tôles et les châssis. Vous aurez toujours besoin de compétences humaines, d’ingénieurs, de techniciens et d’ouvriers pour concevoir et installer ces systèmes. Ne jouons pas avec les peurs : certains métiers nécessiteront toujours des savoir-faire manuels. Ensuite, l’objectif doit être de gagner en productivité. La compétition mondiale est féroce. Sans gain de compétitivité, nos véhicules électriques, notre domotique, nos biens d’équipement ou d’électroménager, tous nos produits seront trop coûteux et donc invendables.
Développer l’IA, la robotique et les jumeaux numériques sur les sites industriels, c’est garantir la compétitivité, la productivité, la qualité des produits et notre capacité à conquérir de nouveaux marchés. À partir de là, vous créez davantage d’investissements, d’usines, d’emplois et d’activité sur tout le territoire. Ainsi, le développement de l’activité industrielle et la montée en productivité compensent les évolutions de l’emploi site par site.
Est-il possible de concilier souveraineté économique et souveraineté numérique, lorsque les données industrielles sont parfois hébergées à l’étranger?
Nous nous battons depuis plusieurs années pour garantir la souveraineté des données industrielles et militaires européennes. Deux visions s’opposent. La première, défendue par certains partenaires européens, considère qu’il est trop tard : les investissements seraient trop lourds, les capacités de stockage insuffisantes, les outils logiciels européens encore en retrait. Selon cette vision, il faudrait s’en remettre à des solutions américaines. Je m’y oppose fermement. Ce choix mettrait en danger la souveraineté européenne : les autorités américaines pourraient accéder à nos données sensibles ou nous en bloquer l’accès et nous interdire de produire en appuyant sur un bouton. Nous devons garantir que les données stratégiques soient stockées en Europe. Il existe des opérateurs européens de data centers performants, en France, en Suède et ailleurs. Nous devons bâtir des solutions collectives européennes : peut-être pas pour toutes les données, mais au moins pour les plus sensibles, afin qu’elles échappent à toute action extraterritoriale notamment américaine.
Dernier point essentiel : nous ne réussirons pas sans garantir aux data centers un accès à une énergie décarbonée et compétitive. Leur consommation est considérable. La seule solution est le déploiement d’une filière nucléaire performante, fournissant une énergie décarbonée, à un coût le plus compétitif possible, indispensable à ces infrastructures très énergivores.
Propos recueillis par Xavier Fodor

